• La décennie des crabes, par Régis Debray

     

    Neuilly, mon beau miroir. Ne pas pleurer, ne pas rire, comprendre. Les riches y forment une chic famille : 2,6 % de logements sociaux, impôt sur la fortune à tous les étages, 85 % pour le bon camp. Une droite soviétique, à qui personne ne veut ni ne peut du mal. Pas de menace sérieuse sur cette terre de bonheur, cet entre-soi rentier, aéré et verdoyant. Sauf une : l'unanimité. Et donc : divisions, dissidences, trahisons. Embrouillamini. Quand l'étrange étranger disparaît, les lignes de front s'estompent, brouillard propice aux petits meurtres entre amis. Un zeste de lutte de classes aurait permis un vrai rassemblement, mais les frères ennemis n'ont qu'un défaut, rédhibitoire : rien ne les sépare sur le fond. Le bon M. Raffarin a raison : "Celui qui sème la division récolte le socialisme." Et Prud'homme, son alter ego, complétera : qui moissonne les roses du socialisme sème dans son propre champ la zizanie. Fin des batailles rangées. Début des trajectoires individuelles, autant dire des duels inexpiables. "On ne parle que des gens, pas des programmes", se plaint une jeune électrice dans cette jungle en pierre de taille. Elle proteste en notre nom à tous.

    Neuilly, mon beau brouillon. Changeons de focale. Qu'est-ce qui sépare en substance gauche et droite aujourd'hui ? Alain disait qu'à cette question il reconnaissait aussitôt l'homme de droite. Et nous, un siècle après, l'homme de gauche. Il y a cent ans, les conservateurs vomissaient <?xml:namespace prefix = st1 ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:smarttags" /><st1:PersonName w:st="on" ProductID="la République">la République</st1:PersonName>, et les socialistes, le capitalisme (chaque camp se définissant par ce rejet même). La droite, depuis lors, a épousé Marianne en secondes noces, et la gauche, le FMI. Embrassons-nous, Folleville. Que reste-t-il des marqueurs de 1890 et de 1936 ? Les solidarités collectives opposées au sauve-qui-peut individualiste ? Le "Du bonheur et rien d'autre" est en facteur commun. La lutte de classes ? Celles-ci se définissaient par "leur place dans le processus de production". La société du loisir et des services immatériels ne facilite pas le repérage.

     

    http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/02/21/la-decennie-des-crabes-par-regis-debray_1014155_3232.html


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